(1880-1924)

Franz Kafka, comme Fernando Pessoa, est citadin et célibataire. Il tient sa fiancée Felice à distance  pour les mêmes raisons que Pessoa a congédié Ophélia : pour accomplir son destin d'écrivain. Il témoigne pour le monde extérieur un intérêt quasi-nul et éprouve la même difficulté à vivre. En proie à une profonde insécurité ontologique, Kafka et Pessoa connaissent tous deux la perte d'identité et de repères, dans cette société du tournant du siècle bouleversée par la modernité et le déclin des valeurs métaphysiques. À la crise de la modernité se superpose la crise existentielle d'un écrivain déchiré entre plusieurs langues (Kafka est, par sa naissance, au carrefour de deux langues et cultures : l'allemand et le tchèque. Par la suite, il se familiarise avec le yiddish, puis l'hébreu) et terrifié par le regard d'autrui. Aussi le Journal [Tagebücher] de Kafka, tenu par son auteur parallèlement au reste de son œuvre, rédigé au même âge et à la même période que Le Livre de l'Intranquillité [Livro do Desassossego], est-il le lieu d'une quête ontologique (Kafka commence son Journal, écrit essentiellement à Prague, en 1909, à l'âge de vingt-sept ans, et l'interrompt en 1923, quelques mois avant sa mort. Le Livre de l'intranquillité a été rédigé par Pessoa à Lisbonne entre 1913 et 1935). On assiste dans l'écriture à une métamorphose du "je" diaristique. S'il ne se livre pas à l'hétéronymie, Kafka la frôle dans ce va-et-vient continuel de l'être à la fiction. Pour qui habite mélancoliquement le monde, il s’agit en effet d’échapper au moi, forme monolithique et figée, pour trouver l’être, singularité plastique apte à toutes les métamorphoses, forme ouverte sur les choses. Cette situation existentielle, cette redéfinition des rapports entre sujet et objet et la quête d’un langage pour exprimer ces nouveaux rapports sont fondatrices de la littérature contemporaine.

Kafka et Pessoa sont les grands découvreurs des espaces intérieurs, et n'hésitent pas pour cela à se mettre à mort sous les yeux du lecteur. Or l'énoncé paradoxal d'un sujet mort est au cœur de la littérature moderne, de même que la volonté affichée par ces deux auteurs, d'être sans destin. C'est aussi une nouvelle conception, dérisoire, de l'artiste et de son oeuvre qui surgit. Kafka et Pessoa seront, ils le pressentent, les pères d'une nombreuse lignée d'employés-écrivains. Le poète devient, au sein de l'humanité ordinaire, l'Inquiéteur du genre humain, le plus lucide, animé d'une conscience tragique – et ironique. Kafka et Pessoa refusent la synthèse, résolution dans l'unité qui est une forme dérivée du monothéisme. Cette dialectique de l'ironie – ironie du désespoir chez Kafka, intranquillité chez Pessoa – écriture du chaos s'il en est, s'inscrit dans une logique d'ouverture infinie, dans laquelle le tragique est toujours éludé. La mélancolie devient le mode d'écriture d'œuvres iconoclastes. Incarnant à la fois le sacré et sa profanation, dévoilant leurs propres coulisses, le Journal et Le Livre de l'intranquillité sont sans doute deux textes fondateurs de la modernité et des écritures contemporaines de soi.

 

Béatrice Jongy